L’art rupestre de Kalimantan

Gua Masri, partie de la grande composition sur la paroi gauche de la seconde grotte et son relevé sur ordinateur.

Découverte 1998 à Ilas Kenceng : envolée lyrique de six mains en négatif (venant superposer d'anciennes mains de couleur orange). Peintures au plafond (à 8 m de hauteur) dans un diverticule de la grande falaise.

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Luc et Jean-Michel dans la dernière ecalade vers Gua Masri.
La jungle à la verticale !

Grotte Ilas Kenceng : ce curieux tracé initiatique au plafond du "Balcon" semble ne pas avoir de sens de lecture haut-bas. On remarque deux mains en négatif de couleur noire, avec un tracé "digital" (?) sur lequel se promènent une silhouette humaine, (ou un singe ?), une tortue (?), et au milieu desquels un cerf (payau) broute...

Deux sortes de figurations anthropomorphes dans les peintures d'Ilas Kenceng.

Grotte Ilas Kenceng, bovidé sauvage peint au plafond d'un laminoir, en compagnie de deux autres animaux de grande taille. Les premières peintures de ce genre que nous trouvons à Bornéo !

Cette main isolée peinte au fond d'un boyau obscur de la troisième salle d'Ilas Kenceng a été recouverte en son milieu par une coulée stalagmitique épaisse de 15 cm !

Dans le laminoir d'Ilas Kenceng, au-dessus de la tête d'un second bovidé, une sorte de lance entre deux mains en négatif d'adulte semble "tenue" à l'autre bout par une main en négatif d'enfant. A noter l'emploi de trois colorants ocre, du rouge bordeaux sombre à l'orange vif.

Ilas Kenceng, au plafond du Balcon de la seconde salle, deux mains en négatif surchargée de motifs rappelant des tatouages (à gauche) et une silhouette humaine (à droite).

Septembre 1998, deux nouvelles grottes ornées à Bornéo

Par Jean-Michel Chazine et Luc-Henri Fage

Résumé des chapitres précédents...

1988 : découverte fortuite (par un groupe de spéléos français effectuant la traversée intégrale de Bornéo d'ouest en est), de la grotte de Liang Kaung avec un panneau décoré de dessins au charbon de bois.

Luc-Henri Fage relève quelques dessins, prends quelques photos et, revenu en France, se documente : personne n'a jamais parlé de cette grotte. D'ailleurs, personne n'a jamais parlé de grotte décorée à Bornéo ! Publication d'un article dans "Spelunca".

1992 : Luc-Henri monte une expédition avec un ethno-archéologue du CNRS, Jean-Michel Chazine, à venir voir ces fameux dessins, perdus au coeur de Bornéo, à 400 km de la mer, sur le versant Ouest des Monts Müller. L'archéologue balaye un abri sous roche et trouve à même le sol, un site néolithique, avec poteries décorées au battoir posées sur un lit charbonneux. Datation au carbone 14 : 3030 ans B.P. (soit 1000 ans av. JC). Une date inespérée pour Bornéo, que certains archéologues imaginent encore dépeuplée. Évidemment : aucun archéologue n'était jamais venu là prospecter sur la partie indonésienne de Bornéo ! C'est un travail de pionnier.

1993 : La date inespérée, relance notre motivation. Désormais, le duo (ou le "Tandem de Bornéo", comme nous a appelé "Sciences et Vie Junior") reprend du service, à deux, en compagnie des Dayaks. Objectif : les grottes isolées du versant Est des monts Müller. Découverte de nombreuses grottes cimetières émouvantes, certaines encore récentes (50 ans), et, dans des réseaux supérieurs, encore du néolithique (500 ans d'âge). Une date d'abandon?

1994, Jean-Michel trouve que la péninsule de Mangkalihat pointe bien son nez vez l'île de Sulawesi (où les archéologues ont des sites de 25000 ans !). Des hommes ont-ils franchi le fameux détroit de Makassar aux temps préhistoriques ? La mission 1994 s'y consacre, aidée par des rapports d'expéditions des spéléos français qui ont exploré des grottes en 1982, 83 et 86.
C'est la découverte surprenante des premières peintures préhistoriques à Gua Mardua, dans un massif calcaire au piémont des vastes karsts de la Mangkalihat, la péninsule est de Bornéo et plus vaste étendue calcaire de l'île. Il y a des mains en négatifs, des motifs symboliques et un personnage curieux, une sorte de lézard volant.

1995 : trois nouvelles grottes ornées (gua Payau, gua Kambing, liang Sara) sont trouvées en franchissant (en 4 jours de marche) le massif calcaire de la Sungaï Baï (large de... 4 km). Les motifs sont plus riches et variés : mains en négatif, motif rappelant des tatouages, biches, cerf, cochons, silhouettes humaines filiformes, feuillages, palmes... Un troisième larron rejoint l'équipe, Pindi Setiawan, spéléo indonésien et enseignant de graphisme à l'IT de Bandung, passionné d'art pariétal. Tournage du film pour France 3.

Le voyage de 1996 n'a pas porté ses fruits comme nous l'espérions, sinon trois abris où nous observons des traces indiscutables de peintures rouge, mais si corrodées qu'il est impossible d'en dire plus. Un raid vers un lac dans une dépression karstique, Danau Teboh, pour magnifique qu'il soit, n'a rien livré d'archéologique. Cependant, à la fin du séjour, certains habitants du village de Perondongan (région de Sangkulirang) commencent à comprendre ce que nous cherchons. Deux Dayaks, qui ont l'habitude d'arpenter les karsts déchiquetés pour rechercher de nouvelles grottes à nid d'hirondelle, se rappellent avoir vu, il y a des années, des mains peintes dans des grottes. Seul hic: elles sont loin, à quatre jours de marche ! Et même, si on se fie à leur sens de l'orientation, à l'opposée l'une de l'autre. Il faudrait organiser un double raid, très léger.

1998 : C'est pourquoi, après avoir annulé une première fois notre mission en décembre 97 pour cause d'incendie et en mars 1998 pour cause d'élection présidentielle (avec les risques politiques que cela sous-tendait), nous reprenons enfin le chemin de Bornéo en septembre 1998. La forêt de la région a presque complétement brûlé. C'est dans un paysage presque lunaire que nous progressons. Mais nous avions raison de revenir, car voici ce que nous avons trouvé...


Premier raid :


pour un bouquet de mains à gua Masri...

Masri est un "orang Kutai" pur jus, un fruit de la transmigrassi. Il habite dans un pondok (maison sur pilotis construite au centre d'un jardin, loin du village). Il avoue la cinquantaine finissante, mais garde une énergie peu commune. Il accepte, dès que nous le retrouvons, de nous guider vers "sa" grotte, perdue au fin fond d'un massif.

Encore une fois, la compagnie forestière, ennemie de la nature, se révèle être un allié objectif de l'archéologue, car la piste forestière s'est étirée au nord du village, et arrive presque au bord du fameux massif. Si nous pouvons trouver un moyen de transport, dit-il, la grotte n'est plus qu'à deux jours de marche. Le 4 x 4 roule encore. Du moins, quelques kilomètres avant de s'arrêter, de la vapeur s'échappant du capot de ce Land Cruiser Toyota qui doit avouer une dizaine d'années de service rude sur les pistes forestières de Bornéo. Les gourdes remplies au départ du village servent à calmer le moteur en surchauffe. Nous sommes dix entassés sur la jeep. Par chance il n'a pas trop plu et la piste n'est pas trop glissante... Terminus de la piste. Le bulldozer s'est arrêté net au bord de la forêt, une des rares qui n'a pas cramé l'an dernier. Les arbres sont marqués d'étiquettes colorées : leurs arrêts de mort sont signés. Une tronçonneuse est au travail, là-bas. Impression d'être égaré dans un front de guerre. Les fantassins armés de mitrailleuses sont les ouvriers du chantier, les tanks sont les bulldozers et les transports de troupe rappatrient sur l'arrière les grumes magnifiques arrachés à la forêt primaire.

Masri est perdu : le bulldozer a effacé les traces de départ du sentier et il met l'après-midi à retrouver la piste et à installer le camp au pied du lapiaz, devant le porche d'une grotte. Le lendemain, le sentier zigzague dans une belle forêt plantée dans un lapiaz ruiniforme. Le relief va protéger combien de temps encore cette forêt de la cupide exploitation forestière ? 16 septembre. Après trois heures de marche, Masri attaque la pente, cap à l'ouest. Pente raide, là la forêt a brûlé. Le soleil tape dur, car le feuillage est rare. Silhouettes blanchies des grands arbres. Chaque nuit, de grands craquements signalent l'effondrement d'un arbre mort de plus.

Masri attaque une falaise à main nue. Heureusement qu'on avait pris soin de lui demander, avant le départ, s'il fallait des cordes. "Non, non, on grimpe sans corde" avait-il répondu. Lui, peut-être ! Il y a bien quelques lianes, quelques arbustes, mais l'escalade sur 15 m est sévère. Masri nous bricole magistralement une sorte d'échelle diabolique, à base de troncs noués de rotin, et de lianes comme main-courante. Si les cadres de l'Ecole française de spéléologie voyaient ça...

Il y a deux grottes fossiles superposées, la seconde, où Masri se souvient avoir vu des peintures, est dix mètres plus haut. Tandis que nous explorons la première, Masri continue son bricolage pour "équiper" la falaise, toujours au rotin. "Il y a des mains ! Plein de mains" crie Jean-Michel quand il pénètre dans la grotte du bas, lampe torche à la main. Effectivement, en quelques minutes, criant et piallant comme des gamins à la récré, nous inventorions une cinquantaine de mains peintes un peu partout dans une vaste salle, de 20 m sur 10, qui est à la limite de l'obscurité. Ce qui est émouvant, c'est que beaucoup de ces mains sont devenues de couleur pastel, car une fine couche de calcite blanche a recouvert certaines parois ! Combien de siècles, de millénaires ? D'autant que, Masri en est sûr, aujourd'hui il n'y a pas une goutte d'eau dans cette grotte, même quand il pleut à verse dehors. Le soir, Pindi, notre partenaire indonésien, grimpe vers la grotte n° 2, tandis que nous terminons le relevé rapide des découvertes dans la grotte n°1 et les prises de vues photo et vidéo. Il redescend, médusé par ce qu'il a vu. Un panneau complet de 4 m sur 2 m avec une cinquantaine d'autres mains en négatif, mais qui ne semble pas être là par le hasard d'une superposition aléatoire, mais bel et bien par le fruit d'une volonté dont pour l'instant nous ignorons tout. Dans cette grotte, l'érosion a arraché de la couche de calcite sur laquelle étaient peintes les mains, mais par chance il subsiste des traces légères sur la roche décapée, ce qui permet de se faire une idée de l'ensemble quand il a été peint :L'inventaire rapide des mains encore visible dénombre 70 mains dans chaque galerie, soit un total de 140 mains en négatif, ce qui est exceptionnel. A noter la présence dans deux niches que l'on atteint en escalade délicate de restes blanchis et très fragiles de squelettes humains... Des silex taillés et des fragments d'hématite ont été trouvé à même le sol sous les peintures de la grotte n°1, et des éclats et nucléus dans le départ de la galerie obscure qui mène à la grotte profonde. Cette dernière a été explorée (elle traverse le piton en débouchant dans un porche en falaire et par un puits remontant sur le sommet du piton calcaire !) mais une couche de calcite (en "choux fleur") recouvre toutes les parois ce qui a pu masquer d'éventuelles peintures. Malheureusement, nous ne pouvons rester que deux jours à Gua Masri, faute de stock de riz suffisant. Notre raid léger a porté ses fruits. Nous avons la position GPS du piton, des photos et des images vidéo pour nous permettre de revenir avec une équipe étudier dignement ce site prometteur.


Deuxième raid :
Ilas Kenceng l'inaccessible !

C'est un Dayak, Pak Saleh, qui nous avait parlé en 1996 de ce site qu'il avait atteint il y a plus de 10 ans au cours d'une prospection après quatre jours de marche. Selon lui, la route forestière devrait permettre de simplifier l'approche, cependant pour remonter celle-ci, il faut longer la côte (en bateau et en 4x4) jusqu'à la ville de Bongalon, d'où part la "route" vers Samarinda. Saleh va nous prouver que la mémoire topographique n'est pas un vain mot pour un Dayak. Car tout le secteur a brûlé l'an dernier, ne repousse qu'une profusion de lianes et de rampants du genre liseron qui masque les anciennes traces de sentier et anihilie la mémoire collective des lieux. D'autre part, il va retrouver le massif en venant de 50 km par l'ouest (en camion 4x4 sur la piste forestière d'une compagnie appartenant à la famille de Suharto, l'ancien "président" à vie de l'Indonésie), alors qu'il ne connaissait l'approche que de l'est. Enfin, comme nous n'allons pas tarder à le constater, le massif est une sorte de "barjoland" bis, un rempart de pitons acérés, de falaises vertigineuses, que traversent des rivières (oui, il y a en plus des pertes-résurgences que nous n'avons pas eu le temps d'explorer !), où les ruines calcinées de la végétation ne retiennent plus qu'à grand peine les blocs instables et déchiquetés du lapiaz. Et malgré tout ceci, Saleh va retrouver l'accès de la grotte... Pour compléter le tableau, imaginer une falaise calcaire de 200 mètres au-dessus de la jungle, et trois porches blancs gigantesques qui vous narguent. L'accès se fait par derrière, mais comment y aller ? Il faudra une journée de recherches épiques (marquée par un abandon de Jean-Michel victime de vertiges, et le medium de la main droite de Luc sectionné jusqu'à l'os par un bloc dégringolant) pour que Saleh trouve enfin le passage par une série de vires et d'escalade sur la droite de la falaise... Et enfin, le 26 septembre, quatre jour après notre départ de Bungalon, nous pouvons enfin, le coeur frémissant, pénétrer dans l'antre magique, dont la description que Saleh nous avait faite en 1996 n'avait cessé de me hanter pendant ces deux années d'attente : "une grotte grande, sèche, perchée en haut d'un piton, avec des porches multiples d'où l'on domine la jungle fort loin, et des peintures de mains" Des mains il y en avait ! Des ensembles magnifiquement composés comme à Gua Masri, mais ce n'était pas tout. Il y avait des groupes de peinture un peu partout dans les trois salles en enfilade, parallèles à la falaise, qu'éclairaient des porches énormes, créant des jeux de lumières saisissant sur les draperies de concrétion et les formes d'érosion de la roche. Des peintures au plafond, dans des niches, dans des laminoirs à 1 mètre du sol, et sur les encoignures du plafond à 8 mètres de haut, sur des parois, dans des grandes salles et dans des boyaux. Bref, un peu de tout partout ! Et toutes sortes de peintures, avec quatre couleurs de pigment rouge, depuis le rouge quasiment noir jusqu'à l'orange vif, plus le noir. En tout, nous dénombrons 185 mains en négatif, plus une trentaine d'autres peintures, depuis la silhouette humaine stylisée jusqu'au bovidé massif de 2 m d'envergure..

Dans cette grotte nous n'allons rester qu'une seule journée ! Là encore, la raréfaction du riz, l'urgence de montrer mon doigt sectionné à quelque toubib, les malaises persistants de Jean-Michel et les incertitudes sur les possibilités de retour mécanisé ou non sur la piste forestière (en fait, on est rentré à pied) ont été les plus forts. La logistique à Bornéo a toujours eu le dernier mot.

En une journée, nous avons fait les relevés photographiques (certains en stéréo), dressé un plan sommaire de la cavité et de ses trois salles tortueuses, filmé les peintures dans leur contexte, et prospecté la surface (il n'y a d'aileurs rien d'archéologique en surface, ce qui ne manque pas de poser des questions, ces grottes n'ont probablement jamais servi comme lieu d'habitat au quotidien, d'ailleurs trop éloignée d'une rivière, mais peut-être plutôt de lieu de culte ou de cérémonie chamanique.

La question de la datation continue de rester brûlante et... sans réponse absolue. La seule certitude, devant les épaisses concrétions qui se sont développée sur certaines peintures, c'est que cela ne date pas d'hier. La fourchette serait, au plus large, d'un minimum de 6000 ans pour un maximum possible de 25000 ans. (Un site orné de 23000 ans a été daté dans l'île voisine de Sulawesi). Sur un plan stylistique, on semble définir maintenant un vrai style autonome pour Bornéo, mais avec une parenté éloignée des Aborigènes d'Australie. Par ailleurs, on observe des superpositions de peintures et de motifs, comme dans la plupart des grottes européennes, ce qui tendrait à prouver des utilisations sur une longue durée, peut-être séparées dans le temps de périodes de non fréquentation. Enfin, la conclusion principale de la découverte de ces deux grottes ornées, c'est que Bornéo n'a probablement pas fini de nous étonner. Elle vient de nous livrer les deux plus belles grottes ornées d'Indonésie, sinon d'Asie du Sud-est !

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